Alaska
Road trip in the Canadian Yukon and American Alaska. 2008.
Alaska Highway.
La dernière route de l’Occident.Construite par les Américains pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Alaska Highway traverse des cirques de glace sur près de 2 500 kilomètres. Road trip dans le silence blanc du Grand Nord. À Whitehorse, capitale du Yukon perdue dans le nord-ouest canadien, on trouve des cliniques dentaires à chaque coin de rue. Rien de superflu : au milieu de cet immense territoire, qui ne compte que 30 000 habitants, avoir une rage de dent dans une vallée isolée, par – 50 °C, peut vite s’avérer problématique… La ville a quelque chose de désolé et de provisoire : quelques rues alignées près du fleuve Yukon, une poignée de bars enfouis sous la neige, et un vent glacial qui siffle sur les toits. Whitehorse est pourtant l’une des principales étapes de l’Alaska Highway, route de 2 500 kilomètres qui relie Dawson Creek, en Colombie-Britannique (Canada), à Fairbanks, en Alaska (Etats-Unis). Ce long serpent noir qui file entre les glaciers fut construit en seulement huit mois pendant la Seconde Guerre mondiale. Un exploit logistique que l’on compare souvent à celui du canal de Panama. Après les bombardements de Pearl Harbour, en 1941, les Etats-Unis redoutent une invasion des Japonais par le Nord. Pour faire face à cette menace, près de 20 000 hommes entreprennent de relier l’Alaska au reste du continent américain. Des ponts sont jetés sur les rivières et les ravins. On fait sauter le flanc des glaciers à la dynamite. On contourne les pergélisols, surfaces gelées en permanence. L’Alaska Highway, ouverte au public après la guerre, est une prouesse humaine qui nargue les obstacles du Grand Nord.A l’heure où le fleuve Yukon s’éveille dans des vapeurs bleues, nous quittons Whitehorse au volant d’un 4x4 équipé de pneus neige. Cap nord-ouest. En ce début d’hiver, le thermomètre indique – 15 °C. Une température que les habitants de la région jugent « amicale »… La route trace de grandes courbes au cœur de la forêt boréale. Autour de nous, les glaces, parcourues de veines mauves, plissent comme la peau d’un éléphant : un monde sauvage et solitaire, dans lequel on a le sentiment d’entrer par effraction. Près de la rivière Takhini, un vieux pick-up est arrêté au bord de la chaussée. Un homme au visage buriné, coiffé d’une chapka, s’agite dans les fourrés, couteau à la main. Un élan est allongé devant lui, sans vie. « Je l’ai renversé ce matin, dit-il comme pour se justifier. La chair est excellente. Je vais mettre ça au congélateur : il y en aura pour tout l’hiver… » Il brandit un quartier de viande ensanglanté : « Vous en voulez un peu ? ». Nous regagnons notre véhicule en déclinant poliment l’offre. Première halte à Champagne, ancien centre de commerce entre les indiens Tlingit et Tutchone. Le village semble abandonné : un petit magasin de jantes de voiture, un café désert, et des cabanes en rondin aux vitres brisées. Un corbeau, presque aussi gros qu’un chien, décrit des cercles dans le ciel. Difficile de s’imaginer le boom économique qu’a connu cette bourgade en 1942, lors de la construction de l’autoroute. De nombreux indiens ont été embauchés par l’armée américaine pour guider les ingénieurs. Dans la mémoire de Champagne, ce chantier fait pourtant figure d’« autoroute de la mort » : les maladies apportées par les soldats ont décimé une grande partie de la population. Grippe, rhume ou variole emporteront trois quarts des habitants du village…Kilomètre 1836 : escale dans un motel de Haines Junction, au pied de la chaîne des monts Kluane. Dans les chambres, un prospectus avertit les visiteurs : « Vous êtes au pays des ours ». Le documents détaille les mesures à prendre en cas d’attaque : « Demeurez calme, parlez à l’ours, éloignez-vous lentement à reculons, sans courir. S’il entre en contact avec vous, faites le mort ». Un réflexe, aussi inutile qu’instinctif, s’impose : nous fermons la porte de nos chambres à double tour… Par la fenêtre, on aperçoit le sommet des glaciers qui émergent des brumes. Les mots de Jack London – qui passa une année au Yukon, à la fin du XIXe siècle, au moment de la ruée vers l’or – prennent ici tout leur sens : « La nature a mille sortilèges pour convaincre l’homme qu’il est mortel […], mais le plus stupéfiant de tous, c’est l’inertie immobile du silence blanc. »Une épaisse couche de neige a recouvert Haines Junction pendant la nuit. Le mercure est tombé à – 25 °C. Les poignées de notre voiture sont soudées par le gel, le pare-brise givré, et les portes s’ouvrent en grinçant. Nous filons en direction du Nord. Au détour d’un virage, on surprend une famille de lynx qui s’engouffre à toute vitesse dans une forêt de trembles. Après six heures de route, nous atteignons enfin la frontière qui sépare le Yukon de l’Alaska. Nos passeports sont visés par les autorités américaines. Il faut désormais compter une heure en moins : le 141e méridien marque le passage du Pacific Time à l’Alaska Time… Une tempête de neige nous retient deux jours à Tok, bourgade isolée au cœur de la vallée Tanana. Dans un café surchauffé, nous rencontrons une célébrité locale : David G. Kelleyhouse, 61 ans, trappeur hors pair. L’homme nous invite à le suivre dans une forêt reculée, lieu propice à son activité favorite : la traque des loups et des lynx. « Leur fourrure est très précieuse, précise-t-il. On les vend facilement sur le marché canadien, entre 300 et 500 dollars pièce. » Au milieu de ces espaces infinis, comment s’assurer que les bêtes s’approcheront du piège ? Le trappeur esquisse un sourire : « Les loups et les lynx passent toujours deux fois au même endroit. Ils suivent leurs propres empreintes pour économiser des forces. » Après avoir installé des mâchoires en acier, il s’exclame avec un regard enfantin : « On s’occupe comme on peut : nous n’avons pas d’opéra ici ! ».Le terminus de l’Alaska Highway se cache au bout d’une interminable ligne droite. Fairbanks, ville de 80 000 habitants, vient conclure un parcours de 2 445 kilomètres. Les routes de l’Occident s’arrêtent là, sur les berges de la rivière Tanana. Au-delà, un autre règne commence : l’immensité sauvage, les fleuves endormis, le silence. On le sentiment jubilatoire et inquiétant d’être parvenu au bout du monde. L’esprit retrouve une forme d’équilibre élémentaire : « Dans le Grand Nord, écrivait Jack London, personne ne parle, tout le monde pense […]. C’est ici que l’homme trouve sa véritable perspective. » Alexandre Kauffmann.